« L’époque de la peinture » : l’annonce d’un monde nouveau

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C’est un livre que, sans doute, l’on pourrait dire décisif que celui que Jérôme Thélot nous propose aujourd’hui. On n’ouvrira donc pas « L’époque de la peinture, prolégomènes à une utopie » (éditions L’Atelier Contemporain) comme « un livre de plus. » Sans doute est-il singulièrement ambitieux. Dans son intention. Ou plutôt dans le propos qu’il affirme d’entrée, si toutefois on n’en voit que la lettre :

« Que peut, au juste la peinture ? (c’est l’auteur lui-même qui souligne et qui poursuit ainsi) : Ce livre forme l’utopie d’un monde qui probablement n’aura jamais lieu, d’un monde qui eût été, ou qui serait, configuré par la peinture. » Le lecteur pourrait se demander pourquoi tel projet. Et l’utopie, la croire, en effet, en elle-même, tellement improbable, que, se demandant s’il y a là quoi que ce soit de « réaliste, » il est bien nécessaire de s’engager sur un tel chemin. Mais voilà : sur cette voie il se trouve déjà. Et il ne cessera très certainement de la parcourir, avec la plus grande attention, là-même où il sera saisi par ce que l’on pourrait appeler « l’évidence » du propos.

Il n’est pas lieu ici de retracer le parcours, escarpé, parfois ardu, ardent tout aussi, que nous sommes amenés à faire, guidés par des œuvres connues de tous ou aussi beaucoup plus « discrètes, » emportés plus encore par la pensée de Jérôme Thélot. Il n’y a pas de raison de retracer cette route car seul, assurément, le livre lui seul, peut le faire. Et chacun de nous alors, en être aussi, en lecteur attentif, l’inventeur. Dans la mesure-même où ce que nous découvrons c’est toujours ici comme si nous le redécouvrions. Car, il faut le dire, cette « utopie » est une évidence. Et une évidence qu’il faut entendre au sens premier, une vérité initiale par conséquent. Elle n’est donc pas un projet qui s’imposerait à nous comme un but à atteindre quoi qu’il advienne. Mais elle nous dit ce qu’est la peinture. « Sa tâche n’est que d’exalter l’essence de la peinture qui la rend apte à fonder l’utopie d’une restauration de la terre ruinée par la technique, » écrit Thélot en regard du saisissant tableau du peintre danois Hammershøi « Vue de Refsnœs. »
Parce que si la peinture peut « fonder une utopie » c’est bien ce qu’elle est, précisément en son fondement premier qu’elle dispose de ce pouvoir.

La peinture est ici cet art qui est à même de montrer le chemin de la fondation d’une époque, c’est-à-dire d’un autre monde, autre que celui qui le précède et qui est donc cela que nous vivons comme époque présente et qu’il définit ici comme époque de la technique. Ce que nous comprendrons en partie avec Heidegger mais aussi avec une actualité que l’on peut sans doute considérer comme de même nature, en tout cas tout aussi menaçante, l’avenir de la Terre elle-même, voire son présent déjà, semblant mis en cause à chaque crépuscule.

Et, peut-être, pourrait-on se référer ici, pour tenter d’éclairer l’hypothèse même de ce livre, propos qui peut sembler étrange, audacieux, presque « irréel » même, par un mot du poète Yves Bonnefoy qui ne désigne, ni dans le même contexte, ni dans la même perspective, la peinture comme source de l’utopie d’une « époque » par ce qu’il dit en 2007 :

« Toute décision du pinceau sur une toile met en mouvement des mots dans le peintre, elle en modifie la pensée, elle engage son avenir. » (« Sur la création artistique » in »L’inachevable » Albin Michel 2010)

Ici, il faudrait assurément comprendre très précisément ce que Bonnefoy désigne comme « la décision du pinceau. » Car enfin, on pense plutôt que c’est le peintre qui décide, pas cet objet ; cet objet qu’est, sans aucun doute possible, ce que l’on nomme un pinceau. Seulement un objet. Rien de plus. Mais sans doute Bonnefoy veut-il nous dire qu’il y a dans le geste du peintre, non pas le produit d’une réflexion, mais à l’inverse quelque chose d’immédiat dont le pinceau est l’acteur, là où il ne se distingue pas, précisément, de l’acte lui-même, du peintre tout entier, en ce qu’il ne reproduit pas une image, mentale, ou une réalité re-présentée, ni même celle d’une forme ou d’une couleur. La peinture est ainsi désignée par cette extraordinaire « décision du pinceau » comme un acte originaire, fondateur, premier.


C’est sous d’autres perspectives, par d’autres parcours que Jérôme Thélot nous montre tout au long de ce livre que l’époque que la peinture se distinguant du présent, s’y opposant, le réfutant, sera une époque qu’il dit « gaie ». C’est ainsi que l’on trouvera dans « L’époque de la peinture » une admirable analyse d’un portrait du philosophe René Descartes par Frans Hals. Nous faisons souvent de ce dernier l’exemple du philosophe de la raison et ainsi de la raison qui est une représentation du monde, un savoir ou une science si l’on veut. Et le « cogito » tout le monde sait de quoi il s’agit. En tout cas le mot de Descartes a fait, si l’on peut dire, le tour du monde. Mais le cogito cartésien ne désigne pourtant pas la conscience représentative. Bien plutôt il nous dit à peu près l’inverse, pour l’affirmer brutalement. Et Jérôme Thélot, en référence à Michel Henry qui écrit (« Videre videor » pp 52 in « Généalogie de la Psychanalyse » PUF 1985) : « La régression vers le premier apparaître et vers le commencement s’est faite dans le cogito non point à partir d’un mode spécifique de la pensée, de l’entendement…par l’acte obscur et la passion infinie d’une volonté aveugle, rejetant d’un geste tout l’intelligible…La pensée la plus initiale,entrevue par Descartes à l’aube de la culture moderne, n’avait justement rien à voir avec celle qui allait guider cette culture, par le biais des théories de la connaissance et de la science vers un univers comme le nôtre…Cette pensée inaugurale…dans la subjectivité radicale de son immédiation à soi-même, méritait un autre nom, que Descartes lui donna d’ailleurs, le nom d’âme ou, si l’on préfère, le nom de la vie. »

Aussi, nous lirons sous la plume de Thélot, après qu’il nous eut montré le portrait du philosophe : « Peindre conformément au commencement indubitable, c’est voir ainsi : non seulement voir mais se sentir voyant c’est l’auteur qui souligne – et se sentir gai de ce sentir lui-même, du coup produire ensemble la couleur et la forme. Telle se comprend la gaieté :

« Nous sommes, nous savons que nous sommes et nous aimons – id supra – cet être et cette science qui est en nous » comme l’écrit Descartes lui-même. (Lettre novembre 1640 éd. Adam-Tannery, III, p. 247, éd Vrin 1966).

Il faut ainsi reconnaître que toute utopie est gaie ou alors elle n’est pas et elle est seulement vouée à se dissoudre elle-même. S’il y a utopie c’est que quelque chose ne suffit pas, ne va pas, que le monde est triste, ou horrible, ou désespéré. Peu importe. Mais la gaieté qui a pour ambition de refonder ce monde-ci ne peut précisément trouver sa source que dans un monde heureux. Un monde « gai » désormais peut s’ouvrir et apparaître. Mais enfin, il ne sera gai, véritablement gai, à la fois dans son fondement et dans son avènement, que dans un effort qui est aussi une volonté. Et ce que l’on a dit parfois « un travail. » Ou plus encore au travers d’un labeur, sans fin recommencé, qui est celui de la vie dans le monde et qui, désormais appuyé sur son socle premier, celui de la gaieté s’il faut le redire, est un bonheur, et une joie pourtant. Incessants toujours.

On peut bien sûr se poser la question de savoir s’il n’y a pas ici une « utopie » au sens le plus banal du terme (« un rêve » et seulement cela dans ce cas) et surtout à dire que la peinture serait cette utopie (au sens fondateur). Les dernières phrases du livre de Jérôme Thélot répondent à leur manière à cette interrogation. Il me semble qu’il ne faut pas ici les dévoiler, que rien ne serait plus maladroit  : tout livre doit garder sa part de mystère, son suspens si l’on veut. Mais, si la peinture peut, au travers des développements inouïs qui nous sont ici proposés, nous faire apercevoir au moins un chemin, ou même seulement, la possibilité de celui-ci, celle d’une époque nouvelle, il faut alors apprécier la lecture de « L’époque de la peinture » à sa juste valeur. Car elle est la plus essentielle qui soit.

« Parcelle 475/593 » photographies et textes de Stéphane Spach

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Il est sans aucun doute nécessaire de dire quelques mots sur le beau et intense livre du photographe Stéphane Spach « Parcelle 475/593 (éditions de « L’Atelier Contemporain. »)

Mais il est encore plus certain qu’il ne faut en aucune manière tenter de l’expliquer. Non que cela serait impossible. Mais parce que, ce qui se donne ici ne relève pas d’un tel regard. D’une telle démarche ;

Chacune des photographies auxquelles nous accédons, accompagnées de textes de l’artiste, nous en saisissons immédiatement le caractère intime. Elles surgissent comme des souvenirs, des sensations, des émotions lointaines. Mais dans leur présence que l’on pourrait dire absolue, indiscutable, évidente. Ce qui se montre ici, ce ne sont pas des recoins de jardin, des arbres, des bosquets, des herbes hautes sous l’air frais, des fleurs – presque toujours des fleurs – une table de métal, une autre en marbre peut-être, un banc en bois, un tas de feuilles sèches… Ce qui se découvre ici c’est, avant tout, le retour, celui d’un passé déjà lointain. Mais qui, on l’a évoqué d’entrée, est une présence, la présence elle-même : et donc la présence à soi et sans doute aussi, en soi.
La beauté de ces images ce n’en est donc pas le sujet qui se trouverait comme une esthétique réussie, mais « une esthétique » tout de même, et qui serait ainsi l’objectif du travail de Stéphane Spach. Ce n’est pas ce que nous voyons en parcourant les pages de ce « Parcelle 475/593 » – un livre dont il faut aussi souligner la grande réussite éditoriale. C’est ce que nous percevons dans l’instant comme le surgissement, secret pourtant, silencieux presque, mais qui s’impose aussi, sans bruit et qui venant jusqu’à nous, « re-venant » si l’on peut dire, est ici de chaque image, de chaque mot.

L’écrivain, essayiste, étonnant et remarquable analyste de la peinture et de la photographie qu’est Jérome Thélot (dont nombre d’ouvrages ont paru chez le même éditeur) conclu le livre de Stéphane Spach par un texte intitulé « Orphée photographe ». En quelques paragraphes il nous fait voir de façon lumineuse et parfaite l’art de Stéphane Spach. Ce qui anime ce photographe, ce qu’est son art. Et, de ce fait, Jérôme Thélot ouvre ici la voie à une interprétation du mythe d’Orphée et d’Eurydice que, sans doute, la plupart d’entre-nous n’attendait pas. Mais qui s’accorde si bien avec le propos du livre tout entier.

Ce que peut la poésie

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En cinq chapitres, Jérôme Thélot a écrit un livre qui, d’une certaine manière, se faisait attendre depuis longtemps.
Non pas seulement à lire cet auteur, toujours avec le plus vif intérêt, comme nous le faisons ici, mais parce qu’il est le premier à répondre de façon, disons ordonnée, à une question, réitérée depuis Hölderlin et avec Heidegger qui semble se résumer, comme le premier l’avait écrit et le second si profondément commenté, « Pourquoi des poètes, en temps de détresse ? »



Ce n’est toutefois pas explicitement que se pose ici l’interrogation. Seulement de façon marginale. Mais au cours des cinq chapitres, c’est non seulement ce qu’est la poésie qui est explicité, mais c’est aussi et davantage une « époque de la poésie » qui se trouve mise en lumière. Paradoxe peut-être extrême mais que l’on peut aussi bien, et sans doute sans même forcer le trait, dire essentiel.

« L’origine du poème et ce qu’il peut » (édité par Invenit avec le concours du Centre de recherche en art et esthétique de l’université de Picardie CRAE) nous conduit ainsi de la « Poétique première. Avec Rousseau » jusqu’à « L’époque de la poésie. Avec Bonnefoy » en passant par « La généalogie de Rimbaud », « Chestov, la malédiction et l’écriture » et « Poésie et transcendance ». C’est donc d’un parcours qu’il s’agit. Ou plutôt de la construction ou peut-être de la généalogie-même d’une pensée qu’il s’agit. Ce qui fait de la lecture de ce livre un instant de transparence, de clarté, d’ouverture à une sorte de possibilité qui change notre regard. A tout le moins…

Il faut se répéter sans fin la conclusion de « L’origine du poème… » car « ce qu’il peut », peut-être parce que cela est d’abord insoupçonnable, est cependant infini. Comme l’espoir qui n’est peut-être rien d’autre que ce qui habite nos vies. Dans un livre si bref se trouve mis en lumière de façon éclatante ce qu’il est impératif de (re)découvrir aujourd’hui.

La main gauche de Manet par Jérôme Thélot

Sans doute Manet est-il « le premier dans la décrépitude de son art » comme le lui écrit son ami Baudelaire en 1865 (in Correspondance II, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p 496).


C’est avec juste raison, avec discernement et avec une acuité du regard et de la pensée que Jérôme Thélot le rappelle dans son dernier livre intitulé « La main gauche de Manet » (Editions Manucius). Ou plutôt : ce livre , bref, mais ainsi certainement d’une intensité sidérante, le montre, le démontre.

Dans L’autoportrait à la palette de 1879 où Manet, qui était droitier, se représente lui-même tenant le pinceau de la main gauche, celle-ci quasi informe, faite de quelques taches de peinture, comme si le peintre n’avait pas achevé son ouvrage. Au point que c’est ce qu’y ont cru voir certains commentateurs.

Ce que Jérôme Thélot désigne ici comme volonté-même de Manet, volonté de montrer quelque chose comme l’inachèvement de l’art, comme son gauchissement, son affaissement, qui ne seraient pas un « moment » de celui-ci mais alors désormais son « être-même » on le retrouvera tout au long du livre, et ainsi tout au long de l’œuvre de Manet. Comme, non pas un thème passager, mais précisément, comme le fondement de son propre génie.

« Le déjeuner sur l’herbe »

Portons donc, avec Jérôme Thélot notre attention sur des tableaux très célèbres comme Le déjeuner sur l’herbe et Olympia (tous les deux de 1866) ou un peu moins comme Le gamin au chien de 1860 et Le vieux musicien de 1862, ou bien d’autres encore, tous analysés dans cette « Main gauche de Manet » et l’on y trouvera, de façon parfois identique, parfois exprimée sans doute de manière différente, la même « idée ».

« Le gamin au chien »

Edouard Manet est celui qui a ouvert la peinture à d’autres possibilités qui n’avaient pas été abordées auparavant. Possibilités qui ouvrent à l’art tout entier, à l’art à venir et peut-être ainsi à l’avenir de l’art, un chemin nouveau, tout autre, une route de risques permanents, puisque ce sont eux qui le définissent ainsi. Quelques exemples modernes ou contemporains pourraient être avancés pour justifier cela.

Mais ce risque peut être celui de la chute, non plus comme propos, non plus comme « gaucherie voulue ou assumée » mais comme néant. Ou quelque chose qui s’en rapprocherait d’autant plus que cet « art » prétendrait au plus haut destin.

Cette sorte de rupture dans l’histoire de l’art, celle de la main gauche de Manet – si on peut le dire ainsi – est ici soulignée avec acuité par Jérôme Thélot qui nous montre à la fois le génie de Manet et le destin de l’art qui est déjà celui de notre époque tout entière. Et donc, pas seulement de l’art, mais d’elle-même assurément.

Il resterait peut-être à savoir, d’une part s’il s’agit très précisément d’un « renversement du platonisme » comme l’auteur le dit, et surtout, d’autre part de souligner combien cette sorte d’ouverture des possibilités de l’art fut parfois si fertile.

« Autoportrait à la palette »

La vivacité, l’acuité, la perspicacité, l’intelligence pour tout dire, c’est ici que réside la richesse d’un livre, rapide dans le trait, et qui cependant nous propose de (re)penser notre temps.

« La peinture et le cri » par Jérôme Thélot

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C’est d’un nouveau livre qu’il s’agit ici, signé par un auteur qui a, décidément, les faveurs de ces « Notes ».

S’il en est ainsi c’est en raison de la force des sujets qu’il aborde et de celle, intense, de ses propos, c’est-à-dire de ses démonstrations et de la discrétion d’une écriture attentive, soucieuse de ses lecteurs, les entraînant avec précaution vers le destin de son travail.

Voici donc que Jérôme Thélot nous propose aujourd’hui « La peinture et le cri » (L’Atelier Contemporain).
S’il s’agit d’une réflexion sur la peinture lorsqu’elle représente le cri, acte, si l’on peut dire, aussi étranger à sa représentation figurative que possible, parcours qui va « de Botticelli à Francis Bacon » comme l’indique le sous-titre du livre lui-même, celui-ci n’est pour autant pas un traité « d’histoire de l’art. » Même s’il parcourt celle-ci de façon chronologique. Même s’il s’arrête sur la thèse de Winckelmann et Lessing qui rejettent tout deux le cri de la peinture. On le voit bien : il y a des « évidences » auxquelles on ne peut échapper.

Pourtant ce livre ne commence ni ne se clôt avec les deux peintres nommés ici. Il choisit plutôt de débuter par Antonio Pollaiolo (1429-1498) pour se clore, non par Bacon, mais par Raymond Mason (1922-2010). Peut-être comme s’il fallait toujours aller chercher plus profondément, plus loin, pour découvrir vers où nous allons.

Tout se passe en effet, comme une double recherche, non pas des faits seulement, recherche qui serait plus ou moins limitée aux diverses représentations de cris, en essayant de comprendre comment on passe peut-être d’un style à un autre ou même plutôt d’une conception à une autre. Et donc, comme on l’a dit, en en faisant « l’histoire ».

La recherche qu’entreprend Jérôme Thélot est, dès l’initial de son livre et jusqu’à sa conclusion, déterminée par la volonté de découvrir, de mettre en lumière en quoi le cri, dans la peinture, se présente, non pas comme dans une série d’épisodes, au demeurant plutôt rares (le cri est peu représenté), mais beaucoup plus essentiellement, comme le fondement de la peinture elle-même. Et sans doute ne s’agit-il pas seulement de celle de de Botticelli ou de Bacon, de Raphaël ou de Munch, de Poussin et de son sidérant « Massacre des innocents » qui, comme le dit l’auteur « ouvre un changement d’époque », mais bien de la peinture tout entière, de la peinture en tant que telle.

Parce que, dans cette perspective, le cri nous dit, si nous y prêtons toute notre attention, si dans ce cas, nous nous laissons guider par l’auteur, ce qu’est en son fondement-même l’art tout entier de la peinture.

C’est donc d’une généalogie de la peinture qu’il s’agit ici, dans le prolongement d’un récent ouvrage de l’auteur, consacré à « Géricault » (L’Atelier Contemporain), et sous-titré précisément « Généalogie de la peinture. » Puisque ce que nous fait comprendre à sa façon « La peinture et le cri » c’est ce qu’est la peinture dans ses racines cachées, dans son essence peut-être.

Si Jérôme Thélot est un lecteur éminent de Baudelaire, de Rimbaud, de Dostoïevski auxquels il a consacré plusieurs ouvrages, il se place aussi dans la continuité de René Girard et de Michel Henry, « continuité » dont, dans ce livre, on entend souvent la rumeur. Comme on est saisi tout autant par les références à Yves Bonnefoy dont l’auteur est aussi un très grand connaisseur et dont il fut proche.

C’est peut-être sur une citation qu’il faudrait conclure désormais, une citation de Jérôme Thélot qui, à la fin de son livre nous dit ceci en référence à l’œuvre de Mason qu’il nous présente ici et qui est une sculpture polychrome portant le titre « L’agression au 48 de la rue Monsieur-le-Prince, le 23 juin 1975 » : « …L’artiste peut se reconnaître […], qui s’emploie à défasciner les voyeurs. Et nous, spectateurs externes circulant à l’extérieur de l’église sacrificielle, nous sommes conviés par les soins de l’oeuvre à comprendre ce qui arrive. […] Mason est l’artiste le plus attentif, le plus solidaire qui soit de ses « frères humains ». Aussi l’œuvre perçue en mouvement, et dans sa globalité et ses détails, accomplit-elle conjointement une généalogie de sa provenance et une téléologie de son vouloir. » (p 161)

C’est exactement ce que fait dans « La peinture et le cri » – faut-il le souligner ? – Jérôme Thélot auprès de ses lecteurs : une généalogie mais aussi une téléologie de la peinture et, pour chacun d’entre-nous, ce que l’on pourrait dire l’ouverture de nos propres regards sur celles-ci. Et, par conséquent, sur bien plus encore. Ce que Mason disait lui-même, d’une façon admirable, cité ainsi dans ce livre : « Pour moi, le seul mouvement de l’artiste doit aller vers la vie, vers les autres. […] l’œuvre doit tout contenir et il est non moins évident qu’elle doit s’adresser à tous. » (p 150)

Marlyne Blaquart : la question de l’art

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L’art n’est-il pas une interrogation sur la beauté ? Plutôt que la beauté en soi. A moins que la beauté de l’art ne soit, initialement, cette question elle-même ?

La beauté n’est pas la « plastique » ou si l’on préfère elle n’est pas la « forme. » Elle est comme la venue à la lumière, non de quelque objet, ou même de telle ou telle forme précisément, mais peut-être davantage encore la lumière elle-même. Que ce terme désigne, non quoi que ce soit de « lumineux », quelque éclairage, disons « physique », mais plutôt cela même qui est dit et qui tout autant, s’agissant de la peinture, suscite en nous, au fond du regard du spectateur, une émotion, voire une interrogation.

Comment ainsi ne pas être saisis par les peintures de Marlyne Blaquart ? Et comment ce saisissement ne serait-il pas lui-même un questionnement ?

Il est difficile de définir tous les éléments qui sont à l’origine de ce qu’il faut cependant reconnaître ici comme énigme.

Les paysages s’y trouvent, d’une nature, sinon intacte de la société des hommes, mais à tout le moins délivrée de toute trace matérielle de celle-ci (chemin, maison, clôture…) Ils ont en sus cette particularité étrange de n’occuper parfois qu’une partie de l’espace qui s’offre au regard, le ciel ayant comme disparu, les arbres dessinant alors une masse surplombée seulement par le fond de la toile ou du papier. D’autres, en revanche, occupent entièrement le tondo (comme on désigne ces images inscrites dans un cercle – « rotondo »).

La nature ici, par deux procédés qui ne sont cependant pas systématiques, prend toute sa place. De façon opposée semble-t-il. Mais de telle sorte qu’elle apparaisse comme dans sa vérité, dans sa plénitude enfin.

Et cela est vrai, chez Marlyne Blaquart, autant pour les paysages que pour les natures mortes. Lorsqu’elles peint deux citrons, la pomme, la mangue ou le raisin, ils sont là devant nous, plus présents que des objets, même s’il s’agit évidemment d’objets « naturels. » Parce que sans doute, ce que l’on voit en eux c’est cette vie qui les habite, qu’ils représentent à tout le moins, le désir qu’ils provoquent peut-être, le plaisir qu’ils donnent à notre regard et avant tout la sensation tout entière que nous en avons – comme celle à laquelle nous invitaient tout à l’heure les petit paysages , celui de l’étang ou celui de la rivière.

La découverte de la peinture de Marlyne Blaquart est elle-même comme une sorte de question : elle ne peut sans doute se faire que sous la forme d’une interrogation. Qui n’est pas seulement un étonnement, mais presque un problème, une étrangeté en tout cas. Nous voici interrogatifs, demandant non pas à la peinture mais plutôt à nous-même d’éclaircir ce qui est encore mystérieux, incompris alors que le regard, lui, est saisi. Et cela d’autant plus que se mêlent, s’entrelacent deux directions, celle de la peinture, du sujet, de leurs beautés réciproques et familières, et celle aussi de leur « présentation », de leur advenue qui, comme à l’inverse, est singulière et même insolite.

C’est pourquoi un détour vers la peinture de Marlyne Blaquart est un pas de côté qu’il ne faut pas hésiter à faire. Ce pas, cet écart c’est sans doute celui là-même qui fait qu’il y a un « art. »

Marlyne Blaquart nous le dit avec modestie, voire avec prudence, mais aussi avec une assurance certaine : l’art est une question et ne doit cesser de questionner, de se questionner lui-même. De faire quelque chose comme nous dérouter. A chaque instant.

On peut ainsi aller sur le site de Marlyne Blaquart :

https://marlyne-blaquart.com/index.php/presentation

On peut aussi lire le livre intitulé « La vie simple » paru récemment aux éditions Conférence dans la collection « En regard. »

Outre un travail éditorial de présentation des travaux de Marlyne Blaquart particulièrement soigné on y lira deux textes particulièrement éclairants l’un comme l’autre. Le premier est signé de Jérôme Thélot sous le tire « Un art droit. » Le second, sous la plume d’Alain Madeleine-Perdrillat est intitulé « Expériences et réserve. »

https://revue-conference.com/

« Géricault, généalogie de la peinture » par Jérôme Thélot

Théodore Géricault (1791- 1824) est un peintre universellement connu pour son « Radeau de la Méduse » (1818-1819).
Cependant il n’est pas certain que, selon le jugement d’une opinion très générale, il fasse partie des plus célèbres et des plus admirés des peintres français.

On pourrait dire sans trop se tromper que l’oeuvre de Géricault soit aussi reconnue qu’elle le mériterait.

Le livre que vient de publier Jérôme Thélot, « Géricault, généalogie de la peinture » (éditions L’Atelier Contemporain) nous dit pourtant toute l’importance de cette œuvre. Bien plus, il nous dit en quoi elle est essentielle.

De façon magistrale Jérôme Thélot ne se contente pas de définir en quoi la peinture de Géricault serait admirable, par exemple par sa technique, par sa manière, voire même par le choix de ses sujets. Ce qui serait déjà tout à fait passionnant sans doute.

Il nous dit plus certainement que Géricault manifeste dans sa peinture, dans chacun de ses tableaux, mais aussi dans chaque dessin, dans chaque esquisse, l’origine-même de la peinture. On pourrait dire, sans se tromper profondément, sans se tromper du tout peut-être même, que Géricault est ce peintre qui, plus que tout autre sans doute, dans chacun de ses sujets, fait voir et comprendre ce qu’est toute peinture, comment elle est possible, comment et en quoi elle advient. Un tableau de Géricault dit avant tout, en même temps que ce qu’il montre, la création elle-même : il en fait ou il en est peut-être la généalogie elle-même.

Mais il y a davantage encore dans ce livre, bien davantage. Là est sa valeur irremplaçable.

Jérôme Thélot nous montre de façon absolument lumineuse en quoi Théodore Géricault est le peintre de la condition humaine. Non pas de telle ou telle condition humaine, celle du naufragé, du soldat, du pauvre ou de l’égaré, mais la condition de tout homme. Il y a chez Géricault une dimension philosophique, sans les concepts, sans les mots, sans les discours, sans les théories. Cela fait assurément de ce peintre un très grand peintre.
Et, comme ce livre le dit, l’explicite, le montre de façon évidente, brillante, de telle sorte qu’à chaque page on espère la suivante, qu’à chaque paragraphe on se trouve déjà au suivant, on peut dire assurément qu’il s’agit aussi d’un grand livre.

Désormais, la plupart d’entre-nous ne regarderons plus (et ne garderons plus dans leurs mémoires) « Le Radeau de la Méduse »1 de la même manière. Mais surtout, grâce au peintre et à l’auteur nous en saurons désormais bien davantage sur nous-mêmes.

1Jérôme Thélot avait publié en 2013 aux éditions Manucius « Géricault, le Radeau de la Méduse, le sublime et son double »

La vie d’un poète

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Un poète est toujours vivant.

Il l’est parce que son travail est celui-là même de la vie. Ses mots, sa musique pourrait-on dire, outre qu’ils proviennent de la vie ne disent sans doute rien d’autre. Dans tous les cas et certainement aussi quand il peut sembler que c’est d’autre chose qu’il nous parle.

Né en 1974, Cédric Demangeot vient de nous quitter. Un homme jeune, un jeune poète a disparu.

Laissant parmi nous une œuvre de haute valeur, importante aussi par le nombre de ses publications, poésies bien sûr, pièces de théâtre, traductions.

Cédric Demangeot vivait au cœur d’une vallée des Pyrénées, loin des fracas du monde. C’est pourtant par une sorte de torrent qu’il a été frappé, une longue maladie comme l’on dit.

Il nous faut lui rendre, tout simplement hommage, le garder dans nos pensées, le lire et marcher un peu avec lui.
La vie d’un poète ne s’éteint jamais.

L’écriture décidément : « Les Pierres filantes » par Livane Pinet

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C’est l’invention d’une écriture. Ou peut-être même de l’écriture, de toute écriture. C’est ce dont nous parle dans une langue fascinante « Les Pierres filantes », le roman de l’écrivaine Livane Pinet (L’Atelier Contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur).

Livane Pinet a déjà publié des poèmes (« Qu’avez-vous oublié ? » 2006, « La part d’ombre » 2009, « A personne d’autre », 2015) ainsi qu’un essai : « Yves Bonnefoy ou l’expérience de l’Etranger », 1998). Elle a également en 2018 signé la traduction avec Jean-Yves Masson des « Lettres sur la poésie : correspondance avec Dorothy Wellesley » de William B. Yeats.

Si « Les Pierres filantes » est un premier roman – mais y a-t-il à proprement parler des « premiers romans » ? ne sont-ils pas tous des aboutissements, plutôt que des commencements, premiers romans qui, par définition, seraient exceptionnellement des réussites et généralement des tentatives ? – et il faut plutôt l’aborder, non comme l’achèvement d’un travail ou d’une œuvre, pas davantage que son initiation, mais bien tel qu’en lui-même, avec la confiance qu’il inspire dès les premières lignes. Et se laisser alors emporter, à la fois par la curiosité (que va-t-il arriver ? pourquoi ? de qui est-il maintenant question ?…) et par une sorte de magie. Car il y a sans doute de la magie, en tout cas du mystère, des secrets et des énigmes, dans l’écriture des «Pierres filantes ».

Tout se passe comme si Livane Pinet savait nous emporter, nous conduire avec une infinie discrétion vers son monde, au cœur de sa pensée, avec ses mots ou plutôt avec ses sentiments, avec une sensibilité singulière, en partageant l’aventure étrange, mais pourtant aussitôt familière, d’une héroïne, cependant insaisissable, dont on se prend à aimer les trois prénoms comme autant de figures d’une unique personne.

On lit chaque page des «Pierres filantes » en espérant la suivante et en se demandant quel sera le dénouement.

Mais il suffit ici, pour conclure, de redire que l’écriture, précisément, est en quelque sorte le lieu où se dévoilera la réponse à toutes les questions : celles du lecteur, celles de l’héroïne. L’écriture, décidément…

« Sophocle, la condition de la parole » par Jérôme Thélot, une poétique générale

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Voici comment ce qui pourrait être une analyse détaillée, approfondie, méticuleuse des tragédies de Sophocle devient un livre essentiel, un livre sur « la condition de la parole » (c’est son sous-titre), mais plus encore peut-être (ou alors ainsi même) sur la condition de l’homme.

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Jérôme Thélot qui vient de publier « Sophocle », édité de fort belle manière par Desclée de Brouwer, n’a jamais écrit à propos de la littérature comme si elle était une activité parmi d’autres, une esthétique à comprendre comme un art qu’il faudrait aborder comme une seule « forme ».

C’est pourquoi il nous montre ici – ou plutôt il démontre en toute clarté – que Philoctète, le personnage de l’avant-dernière des pièces parvenues jusqu’à nous et à laquelle il donne son nom, est « l’inventeur d’une parole aussi vibrante que ses flèches … à la fois enracinée dans la vie immédiate des besoins fondamentaux du corps et rendue, pourtant, à la langue du monde… Philoctète le poète quittant son île la doue de sens, la sauve par sa parole, par cette parole de poésie dont le monde de la guerre, où il rejoint les siens, pourra garder mémoire et transmettre l’appel. »

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Ni Philoctète, ni les autres tragédies de Sophocle ne sont à lire ou à comprendre comme des débats « moraux » comme on le fait généralement. En tout cas, le plus souvent. Où l’on s’émeut pour Électre ou pour Antigone, où l’on se lamente sur le sort d’Œdipe.

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Au tout début du livre, Jérôme Thélot définit son travail en ce sens précis que les tragédies de Sophocle doivent être considérées « comme porteuses d’une poétique générale ». L’œuvre de Sophocle est « une pensée de la parole par elle-même » comme le souligne l’auteur. Et il ajoute aussitôt qu’il s’agit là d’ « une invention de la poétique, au double sens de ce mot : une affabulation et une découverte des conditions de la parole, une mise ne image et une réflexion de ses fondements. »

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Ici se situe non pas l’originalité du propos mais toute sa profondeur. Saisissante pour le lecteur. On ne peut plus désormais entendre Sophocle de la même manière. On en comprend ici le génie, dont l’analyse constitue le dévoilement rigoureux et si éclairant.

Les textes soulignés, le sont par l’auteur.